Chopin, virtuose de la théorie des groupes ?

 

Le but du présent texte est de montrer comment l’algèbre (actions de groupes) a sa place dans l’analyse de pièces musicales a priori dégoulinantes de romantisme; loin de diminuer l’intensité émotionelle ressentie à l’audition de ces pièces, ce type d’analyse ne peut qu’augmenter l’admiration du mélomane pour l’intuition de ces géants de la musique, qui, à l’instar des décorateurs arabes de l’Alhambra qui ont isolé les 17 groupes de pavage du plan plusieurs siècles avant la classification de Fedorov1, ont utilisé les Modes à Transposition Limitée d’Olivier Messiaen et les groupes de frise sans les connaître. Ma conviction profonde est que la virtuosité digitale de Frédéric Chopin a pu l’amener à la découverte intuitive de structures que nous pouvons préférer décrire par les mathématiques.

En plus sophistiqué, revenons à Debussy dans un autre Prélude du deuxième livre, La Terrasse des audiences au clair de lune.

 

La ligne supérieure décrit une septième diminuée, l’inférieure un autre MTL (2).

Le suivant est plus court, mais sans état d’âmes: il présente un groupe de frises moins trivial (avec des symétries centrales):

 

Voilà l’arpège de la section finale. Remarquable car tonal ! Il faut le jouer pour ressentir comment la volonté du compositeur d’écrire un trait régulier quant aux intervalles présents (deux intervalles d’un ton) - ce qui s’explique aussi bien par sa volonté d’écrire «classique» que par celle de laisser fuser les doigts à toute allure - aboutit à cette écriture qui, comme on dit, «tombe sous les doigts».

Le trait suivant a une simple symétrie de translation (il est plus pénible à jouer, cf. la remarque précédente…).

Le tout dernier trait est une belle frise oblique, avec le même schéma que dans la première ballade.

Je ne reproduis pas le tout premier trait du piano qui est (comme ses avatars) une frise dans une SHT à sept éléments (un mode, kôa). Dans ce référentiel, il présente une symétrie de frise, mais pour l’instant nous nous contentons des vraies frises (dans Z/12Z). Le suivant est une pure frise dans le référentiel chromatique (les douze sons):

Il dégouline à la vitesse d’une tierce mineure, ce qui engendre automatiquement un mode réunion de septièmes diminuées, à savoir MTL2. Voici le graphique de frise:

La symétrie en est assez pauvre24 . Le suivant est frappant pour l’interprète:

Ce petit trait en tierces très «ragtime» a un aspect virtuose, avec tout en touches blanches et le côté répétitif du geste qui facilite en fait l’exécution25 . Exceptionnellement donnons sa structure dans Z/7Z, même si 7 est premier il y a là un élément qui relève de l’action d’un groupe:


Au suivant:

Ce trait, le plus atonal de tous, prépare la réexposition (par l’orchestre seul). C’est une gamme chromatique avec du bruit autour.

Voilà (main droite) une descente de septièmes diminuées curieusement tronquées, ou tordues: la quatrième note est absente et remplacée par le demi-ton inférieur &emdash; car on descend.

Bibliographie:
[AMIOT] Revue d’analyse musicale N° 22 02/91 Pour en finir avec le Désir.
[RAHN] Donald Rahn Basic Atonal Theory.
[KREI] Revue Kreisleriana publiée par l’IREM de Caen.
[RIO] Polycopié du cours d’André Riotte, Paris VIII.
[ROSEN], Le style classique, NRF.

1 Schönflies y esr arrivé en même temps ou presque; Camille Jordan avait déjà trouvé 16 des 17 groupes.

2 Les mêmes notes mais énumérées, de la plus grave à la plus haute, dans un ordre différent.

3 Comme Yves Hell’gouarch, connu des lecteurs de cette revue. En tant que violoncelliste &emdash; de talent &emdash; il refuse d’identifier le do bécarre et le si dièze.

4 Certains compositeurs (Berg) ont même utilisé la multiplicaton modulo 12, dans des contextes au départ plus abstraits (musque sérielle).

5 Ce qu’un musicien appelle une «transposition».

6 Celle de Babitt, et surtout Allan Forte. cf [RAHN]

7 Grand compositeur français, imprégné par le christianisme et les chants d’oiseaux. Né en 1908, il aura marqué toute une génération de compositeurs (Boulez, Stockhausen, etc…) par ses cours au Conservatoire, et son traité Technique de mon langage musical.

8 Il stabilise toutes les 6 formes (en général les stabilisateurs sont conjugués le long d’une orbite, mais ici le groupe est abélien…)

9 Le mode «12121212» dans le monde du Jazz.

10 Septième, tout court, pour un jazzman.

11 Je crois que le Sâr Péladan mentionne cette propriété dans un roman: Les Amants de Venise ?

12 Ceci est discuté plus en détail dans [AMIOT].

13 Coïncidence stupéfiante, le groupe stabilisateur de MTL4 n’est autre que le groupe de Klein !

14 cf tout de même [RIO], précurseur, et [KREI].

15 Même si l’étude de la SHT modulo 12 permet de déceler des symétries, cf. infra.

16 Le mérite de la découverte revient à l’informaticien Marcel Mesnage.

17 Debussy , qui avait pris ses distances avec l’idôlatrie Wagnérienne, ne dédaignait pas de faire des allusions à Tristan (la plus drôle est le motif du Désir en jazz, dans Golliwogs Cake Walk).

18 Je n’ai pas vu à l’Alhambra de motifs illustrant exactement chacun des 17 groupes; mais deux de ces groupes (l’un avec des pavages en carrés, l’autre en triangles équilatéraux) renferment tous les autres.

19 Une mazurka de Chopin, un tango d’Eric Satie, sont à répéter senza fine…

20 Répétition avec transposition (translation oblique dans l’espace temps x hauteurs).

21 Opus 25, numéro 11.

22 Proposition sérieuse: mon eMail est chucky@wanadoo.fr

23 Exemple découvert par André Riotte, il y a pas mal d’années… (bon anniversaire !)

24 Deux des notes en groupes de trois ne sont pas centrées sur l’axe.

25 Ici il faut se placer dans une SHT réduite aux seules touches blanches, ie au mode de do majeur.

26 Le seul MTL inclus dans une tonalité est la septième diminuée, dont l’intérêt est peut-être plus baroque que romantique ? mais Chopin n’a-t-il pas réhabilité JS Bach ?… disons simplement que cet accord n’est pas d’un intérêt majeur pour Chopin sans trop chercher à préciser en quoi son langage s’éloigne de celui du siècle précédent. Pour ceux qu’intéresse l’âge classique, lire [ROSEN].