L' Artuby

 


…et même un peu plus

 





Le pied gauche de Fabrice s'élève, cogne un peu l'oreille et se pose sur mon épaule. Son pied droit quitte ma cuisse, dooooooucement et vient rejoindre l'autre. L'entrainement à l'acrobatie paye.

- «Ça tient ?»
- « Ça ira !»

Mes orteils se crispent. Sous la flotte, les graviers glissent un peu et je ne peux rien voir. D'accroupi, je me redresse lentement. Pas moyen de lever la tête, avec ce poids sur le cou. Pourtant j'aimerais bien savoir, si oui ou merde on va pouvoir ressortir de cette putain de marmite !

- « ça sort ? »
- « pas encore ! »
- « monte sur ma tête. alors !»

Fabrice gagne ainsi quelques centimètres précaires. Cela ne suffit pas encore…
- « on compte à trois ?»

À la une, à la deux... à la trois, je durcis le cou tandis qu'il s'élance. Saut à pieds joints avec un seul pied d'appel, l'autre jambe battant le vide tandis que le bras croche l'air désespérément...


- «… c'est bon !»

Fabrice a saisi un rebord; deux mètres au dessus de la surface de l'eau, il doit maintenant se rétablir sur la roche lisse et humide, suintante d'une savonneuse poussière de roche.

Je me rejette en arrière, anxieux. Va-t-il sortir ou retomber avec un plouf mémorable ? En tout cas, ne pas rester dessous. Allongé sur le dos, je barbote dans l'eau glaciale de l'Artuby tandis que mon meilleur copain dérape méchamment sur le mur lisse.



Du haut du fameux pont, d'où les adeptes aiment à se jeter attachés par les pieds à un élastique, nous n'avions pas vu beaucoup d'eau. Et nous n'en avions guère rencontré pendant les six premières heures. La longue marche d'approche commencée à la nuit noire, est plaisante, dans la lavande redevenue sauvage là où jadis s'allongeaient les terrasses cultivées. À cela près que mes sandales spécial canyon de sale frimeur ne me protègent guère des chardons & autres urticants.


Après avoir parcouru quelque temps le bord gauche du canyon, on y descend par des pentes miséricordieusement ombrées par une habile végétation, dont l'excessive abondance se fait pesante sur la fin, quand les traces de sentes disparaissent sous la jungle. Nous sommes tous devenus des Indiana Jones. Maurice sort sa machette, héritage d'une mission d'évaluation dans la forêt amazonienne, et du geste régulier du coupeur de têtes, nous ouvre un chemin tandis que la sueur ruisselle sur son cou noueux de baroudeur. Un dernier feeling de Camel Trophy et nous voilà sur les galets. Secs, secs, secs. Les combinaisons ne pèsent pas encore dans nos sacs à dos bourrés à craquer, elles ne sont cependant pas près d'en émerger.


Parfois, les galets grossissent et deviennent d'énormes blocs. Sous d’hautaines & vierges falaises qui n'ont rien à envier à l'Escalès, le parcours se fait parfois rusé. Ce tunnel, à gauche, pourrait être dangereux si le courant s'y précipitait, emportant l’ imprudent sous cent mètres de roche un peu dépourvus d’oxygène. Mais aujourd'hui, il ne s’agit que de ne pas tomber et se tordre un pied en le désescaladant. Le clos pousse sur la roche glissante d’une traîtresse poussière minérale, le pied tâtonne en face et en vain à la recherche d’un appui sûr. Quand même, il serait plus agréable de sauter dans une vasque que de ramoner obstinément ainsi. D'autant que le mot «ramoner» fait resurgir en de nostalgiques gosiers une chanson de Tino Rossi qui, sans nul doute, ne sera pas pour rien dans les orages de l'après-midi. Mais n'anticipons pas.


Maintenant les blocs sont tellement gros qu'un rappel semble s'imposer Mais non, m'explique Maurice. Reculons: ici une pente s' insinue sous un autre bloc. Deux mètres de perdus, c'est à dire de gagnés. En remontant dans le sens inverse du courant - imaginant qu'il y ait du courant - on en perd encore deux ou trois. L'eau, aujourd'hui si absente. a laissé sous le sol une galerie confortable. Il nous semble parcourir l'exosquelette d'un nautile géant: la galerie s'enroule en spirale lévogyre.Un peu de jour y parvient d'une fenêtre où s'attardent quelques gouttes. Ici roule l'Artuby en cascade tumultueuse, quand il n'est pas, comme aujourd'hui, parti en congé. Il nous semble visiter un caveau, une tombe. Aimable. Fabrice y projette quelques gouttelettes pour nous donner l'illusion du cours d'eau. Prudent, il ne les suit pas mais adopte comme nous tous la descente en spirale


Une petite demi-heure de ces crapahutages nous laisse sortir du chaos. Tout juste si l'on aura pu deux ou trois fois s'humecter dans quelques vasques pas encore sèches, mais déjà croupies. Heureusement, nous sommes tous à jour de nos diverses vaccinations: tréponèmes pales, vibrions cholériques, bacilles de Koch & flagellants de Séville nous guettent dans les eaux fétides. Il ne sont pas les seuls: lors d'une pause, Sophie s'échine à faire parvenir ses ricochets de l'autre côte d'une pièce d'eau. La recherche des galets plats avait déjà dérangé une famille de crapauds. à l'ombre sous une roche surplombante. Mais le septième ricochet. frappant enfin le roc opposé, fait plonger une créature bien plus inquiétante qui zigzague dans l'eau à la vitesse de la foudre: une vipère de Canjuers, vicieuse, frémissante, longue de près d'un mètre, fonce, furieuse, se fourrer à l'abri des frondaisons. Nous arrêtons là la séance de ricochets.

Les gorges, toujours grandioses, depuis le départ sont restées larges. Nous arrivons au point le plus large peu après le pont. L'eau a patiemment excavé des grottes immenses, avant de gagner son cours actuel près de douze cents mètres sous le plateau. Nous avions convenu de faire l'arrêt pique-nique au moment de mettre les combinaisons mais comme l'eau se refuse toujours à apparaître pour de bon, c'est sous ces grottes que nous ferons halte. D'abord, cela donne de l’ombre.


Puis les connaisseurs m'expliquent que la cavité béante, là-bas, qui culmine à quatre cent pieds du sol, est parfaitement accessible, jusques et y compris au plafond ! Dubitatif, je les suis. Une courte escalade facile quoique surplombante (V sup, délité) permet de gagner une large vire ascendante (IV inf), puis le sol de la grotte. Bon. Là, tout de même, on sort la corde. L'adhérence est correcte mais ce ressaut est déjà haut (VI, exposé). Encore une fois en spirale, nous nous élevons presque sans les mains (V inf) et dix minutes après tout le monde a atteint une confortable vire qui s'enroule juste SOUS le plafond, soixante-dix mètres au dessus du sol de la grotte, lui-même à semblable distance du lit de l'Artuby.


D'adorables oiseaux pétrifiés nous fixent, bleus, turquoises, cobalt. Les drapés et stalactites s'étendent dans les angles les plus imprévus. Une stalactite s’étend à quarante-cinq degrés, ce qui ne laisse pas que de rendre rêveuse la jeune et charmante Sophie. Voilà une grotte moins fréquentée que Padirac ! il faut donner de sa personne pour mériter son spectacle, ce qui explique que le vandalisme y ait été limité. Je vais même y verser de mon sang dans une minute à peine. . .


La désescalade de l'itinéraire de montée serait par trop délicate, surtout pour le dernier dépourvu d'assurage Aussi descendons-nous par un autre passage, plus court. mais ssurplombant. On fait d'abord descendre le plus gros (pardon, Pierre, mais c'est vrai !), arc-boutés à trois sur la corde. Sophie suit, mais je n'ai pas prêté attention à la manœuvre, étant occupé à maintenir Germain qui laisse filer doucement la corde. Son naturel de guide revient au galop et personne n'a même songé à prendre sa place. C'est beau comme du Frison-Roche ! C'est mon tour, agrippé à la corde Je descends les pieds sur le cou confortable de Monsieur le Directeur (alias Pierre, alias Jules). Il m'interroge: suis- je bien équilibré ? Bêtement, je réponds la vérité: Oui. Funérailles ! Qu'ai-je fait là ! sans autre sommation, Jules s'accroupit et, dépourvu d'autre point d'appui que son dos, je racle sur un bon mètre de rocher les cuisses, le torse, d'autres parties que la décence m'interdit de préciser, les bras coincés sous la corde. Outre ! plus de sang ruisselle que nous n'avons vu d'eau couler dans l'Artuby. Sous la douleur, je lâche la corde avec un grand cri et part en arrière, les bras battant le vide. Partant à la renverse sous la surprise de la tension subitement disparue de la corde, Germain donne du scalp sur une stalactite et s'écroule, assommé. Pendant ce temps. Sophie et Pierre, qui ont chacun attrapé l'un de mes bras, m'empêchent habilement de pratiquer le benji'i sans élastique. En gentlemen nous revendiquons chacun à notre tour la responsabilité de ce fâcheux épisode. Puis je m'enfuis le plus tôt possible vers la relative sécurité du lit de la rivière absente…


Séverin montre enfin son inexpérience en escalade, jusqu'ici difficile à croire au vu de son aisance. en choisissant de descendre dans les prises pourries et non dans les solides. Il faut dire que l'on ne peut guère faire autrement la différence qu'en chargeant celles-là, qui tendent à s'écrouler quand celles-ci tiennent bon. Mais décidément ce gaillard est doué: il ne fait même pas choir les ripousses.


Le pique-nique, copieux, dure. Les vautours fauves de la chaîne andine tournoient au dessus de notre campement. Leur présence n'est sans doute pas sans rapport avec les fragments rompus d'élastique que nous avons retrouvés SOUS le pont de l'Artuby: parfois la pratique du benji'i se termine mal...


Ce n'est qu'en bombardant mes coéquipiers à coups d'épluchures de Comté ou de peaux de pamplemousse (tous projectiles biodéegradables) que j'obtiens la levée du camp. Aussi bien est-ce l'heure de la sieste. Mais peu après nous sommes récompensés par l'occurrence sporadique de quelques laisses; il nous arrive même d'avoir- enfin - à nager. Ce qui ne fait pas la joie de Noëlle, qui n'a pas encore pris la peine d'apprendre à imiter les otaries. Devant son courage évident- n'en faut il pas pour se lancer dans l'eau en s'appuyant vaguement à un sac à dos vaguement rempli d'air ? - nous évitons les plaisanteries de rigueur sur la marine helvétique.


Le défilé se resserre, jusqu'à un mètre parfois. Dans ces étroitures, l'eau a coulé vive et les traces de son passage se font plus tourmentées. Les «marmites» sont abondantes. Parfois, l'eau a creusé jusqu'à percer, créant d'admirables lunules. Plus loin, une fenêtre en œil de bœuf dans laquelle il est bien difficile de se hisser. D'autant que Fabrice s'empresse d'inonder d'eau croupie la dalle glissante qui en défend l'accès ! Peu après, en sortant d'un trou d'environ trois mètres de diamètre par une petite vire, nous tombons, c'est le mot juste, dans un puits :


A gauche et à droite comme des serre-livres, les parois du canyon. Leur lointain sommet est invisible, tant elles surplombent. Personne ici n'est claustrophobe, au fait ? Devant et derrière, des murs lisses et verticaux, OU pire. Au fond, de l'eau. Fabrice s’y lance bruyamment. Cela sera fort malaisé de ressortir si l'on n' y peut prendre pied Il nage jusqu'au mur opposé, et ce n'est qu'à sa base qu’il trouve le sol ferme. Soulagé, je le rejoins (non moins bruyamment) pour une très antique manœuvre, qui nous ramentoit les tous premiers temps de l’alpinisme. Germain écrase une larme en se rappelant Armand Charlet et son client Platonov quand je fais à Fab’ une vigoureuse courte échelle. Juché sur ma tête, il parvient à coiffer le haut du mur qui nous enferme et de là, à se rétablir.


Ouf ! nous ne serons pas obligés de rebrousser chemin (et tout remonter...). Il ne reste plus qu'à nous hisser tous aux côtés de Fabrice. Cela ne va pas sans mal, selon l'expérience alpinistique de chacun. Je me venge de Jules en écrasant son noble front de penseur de mes sandalettes humides. Le rétablissement subséquent, entravé par la rigidité de la combinaison, mériterait un blâme que Fabrice ne faillit pas à m'administrer. Ayez donc des copains ! Les autres s'aident plus ou moins de la corde, tenue par ceux qui sont déjà en haut. Noëlle se souviendra longtemps de ce passage, les uns poussant, les autres tirant, sur la corde ou sur les diverses extrémités de la malheureuse, ce qui finit par la faire rouler, quelque peu endolorie, sur la terrasse qui suit ce sinistre piège.


Fabrice suggère aimablement que l'expérience aurait été plus amusante si le niveau de l'eau avait été plus haut: alors le porteur dans la courte échelle aurait dû ajouter l'apnée à l'effort ! on peut encore imaginer que le niveau de gravier sous jacent eût été plus bas: alors c'est une courte (?) échelle à trois que nous eussions dû pratiquer. Son échec eût été retentissant autant que sonore...

La corde ressort et ressert pour quelques uns dans le passage suivant. Mais là, l'escalade est possible sans acrobaties particulières. Évidemment, Séverin passe comme Patrick Edlinger, en solo et un orteil dans le nez. Drôle de débutant, vraiment. Puis, enfin. nous plongeons avec un frisson de délice (ou de froid) dans la dernière laisse, qui permet de rejoindre à la nage le confluent du Verdon. Cette pièce d'eau est peuplée de truites Fario géantes, alors que nous n'avions jusque là rencontré que crapauds et papillons.


Enfin livrés à l'allégresse de la flottaison molle et ravie, nous nous attardons avec délices. Les trois plus bêtes - l'auteur de ces lignes, Fabrice, Séverin - s'acharnent sur un surplomb innocent dont la vertu majeure est de commencer dans l'eau, ce qui permet l'évidente transmutation de nos échecs en joyeux plongeons. Nous finissons par rejoindre le gros de la troupe, traversant non sans effort le flot nettement plus rapide du Verdon pour atteindre la rive opposée. On y trouve d'authentiques baigneurs parmi lesquelles d'authentiques naïades descendus par de non moins authentiques sentiers. Ils regardent nos combinaisons luisantes et nos yeux brillants - de la lumière rare de ceux qui ont gagné leur bonheur - comme si nous étions des batraciens en voie de disparition. Vu ce qui nous attend (la descente à la nage du Verdon jusqu’à l’Estellié), ils n'ont pas totalement tort.