Traversée des arêtes de la Meije, les 18 et 19 août 1991

 

A not-so-short story



Stylo : Mont-Blanc
Cartouches : Parodi
Piolet : Charlet Moser
Corde : Cousin

Nous remercions le syndicat d'initiative de la Grave pour l'érection des montagnes, les bâtisseurs anonymes du bivouac ***, et les guides costauds qui ont changé le câble dans "la" Zsigmondy.



Le glacier carré
«Ouais, heu, tu bouges pas, hein ? je vais tirer une longueur». La voix du guide, si gouailleuse qu'elle fût, ne déridait pas Jean-Pierre, rien moins que rassuré de constater l'éclatement répété de la glace sous les pointes de ses crampons comme sous la pique de son piolet. Quinze mètres plus bas, je me retournais vers Maurice: «ça va Papy » ? Il ne dit pas non, mais sans paroles superflues je commençais à visser ma seule et unique tubulaire dans la glace péteuse du Glacier Carré. «On aurait dû aiguiser nos crabes », pensèrent à l'unisson nos cervelles en harmonie. «Je vous fais venir !» assurè-je. Tout en avalant les demi-cabestans d'une main blasée, solidement vaché sur mes pieds ancrés dans cinq millimètres de glace peu convaincue, je me dis : «Waow».


Vingt-quatre heures plus tôt cependant, contemplant sans plaisir la station 2400 du téléphérique de la Grave qui prenait de plus en plus d’altitude au dessus de nos têtes au fur et à mesure que nous dévalions de pénibles moraines en direction du pied des Enfetchorres, je ne laissais pas que de m’interroger en termes choisis:
«Mais qu’est-ce que je fous là ? c’est dans ces putains de pentes de glace là-haut qu’on va traverser ? Ho, Chucky, Budu, Fougnette, qu’est-ce qui m’a pris de vous laisser ?»
Les Enfetchorres forment une manière d’échine rocheuse, ou caillouteuse, entre deux glaciers qui se rejoignent sous la brèche de la Meije. Des chasseurs de chamois ont dû, les premiers, repérer ce passage direct de la Grave à la Bérarde. 1800 m de dénivelée. Les deux autres possibilités sont le Col du Clôt des Cavales (en remontant le cours de la Romanche) ou, de l’autre côté, la descente sur le glacier de la Selle par le Col de la Girose suivie de l’ascension de la Brêche du Râteau, ou, plus facile mais plus haute, du Col du Replat.
Au pied des Enfetchorres, nous dépassons un guide qui se préparait à encorder ses deux ritals pour un premier ressaut technique. Richard, le jeune guide qui doit monter avec Jean-Pierre, lui glisse à l’oreille: «tu sais qu’il y a un sentier derrière ?» Nous avalons les 70 m de dénivelée de ce sentier en cinq minutes: juste au dessus menacent les séracs du glacier de l’homme…
S’ensuivent quelque 600 m de vires entrecoupées d’escalade facile. Quelques passages en rocher moyen déchaînent mon ire, ce qui ne manque pas d’amuser mes compagnons. «S’il savait ce qui l’attend à la Brêche de la Meije !». Cependant la difficulté n’excède pas le II, et à cinq nous ne devons pas faire partir plus de vingt kilos de caillasse. Nous ratons les ritals.
Fabrice et moi, en bons pères de famille, mettons nos casques pour une traversée en sprint dans une pente caillouteuse dominée par une langue glaciaire où trône un parpaing de la taille d’un piano demi-queue en équilibre parfaitement instable, environné de satellites de moindre tonnage. Mes jurons sonores à l’encontre du «rocher Oisans» scandent l’ascension de la dernière pente d’éboulis qui nous amène au glacier, sous la brèche.
Le spectacle des crevasses tourmentées, chaos compliqué de glaces à la vanille désemparées de ne pas retrouver les profiterolles qu’elles recherchent à tâtons, nous enchante jusqu’à ce que, crampons chaussés, nous nous voyions contraints d’y trouver un passage.
Richard et Jean-Pierre se fourvoient dans une impasse, car ils refusent de tenter le record du monde de saut en longueur avec sac à dos. Nous trois parvenons à récupérer une trace menant à la rimaye, par le simple expédient de monter tout droit. Le piolet tout près des anneaux de corde, paré à toute éventualité, je m’interroge derechef: «Pffffff».
Le passage de la rimaye se fait sur un pont de neige solide, puisqu’il supporte mon poids. Nous continuons aux anneaux sur le névé qui lèche l’improbable tas de caillasses que nous allons devoir gravir, crampons aux pieds pour gagner du temps. Le temps de récupérer une vire totalement inattendue en un tel merdier, et le répertoire de mes imprécations fulminatoires atteint des hauteurs nettement supérieures aux 3450 m de la Brêche. À cours de vocabulaire comme d’oxygène, je me tais.
La descente est légèrement pire. Vers la fin, nous tirons un rappel évitable qui économise nos nerfs. Le refuge du Promontoire est là, tout proche sur son bitard, à quelques sauts de crevasses. Le Châtelleret, lui, est nettement plus lointain, et l’œil s’émeut à chercher la Bérarde, tout au fond de cet interminable vallon des Étançons. La Brêche sépare deux mondes, la glace et le rocher. Deux déserts, deux hostilités qui n’ont de commun que leur inhumanité souverainement indifférente. «Mais qu'est-ce que je fous là, moi ?» émets-je in petto.
Maurice, Fabrice et moi ne restons au refuge que le temps de sécher un peu les chaussettes où adhère un mélange de double peau et de chair sanguinolente, souvenir d’une course récente. Ce temps coïncide miraculeusement avec celui nécessaire à l’ingestion d’une copieuse omelette aux lardons, d’un bol de bouillon Kub aux sels minéraux bienfaisants, d’un bol de compote et d’une bière fraîche (il va sans dire que Maurice exhibe son pinard pour l’omelette).
Déjà 16 heures: nous partons corde tendue pour le bivouac, 400 m plus haut. Tendu moi aussi par l’énervement de la montée, je laisse la conduite de la cordée à Fabrice; comme il a déjà fait la voie, il perdra moins de temps que moi. Pensè-je. Un pied repose sur la terrasse du refuge, l’autre trouve une prise sur le granit potelé du «crapaud». Dans la poche gauche de ma surveste embaument quelques «carottes sauvages» recueillies sur le chemin. Le dernier pied quitte le refuge. Après plusieurs tentatives ces dernières années anéanties par l'orage, enfin, je suis en Meije.

*

Les sacs sont lourds, mais le rocher est enthousiasmant au départ. Un petit rétablissement, 30 m à peine au dessus du refuge, nous fait rêver de ballerines, de gaze, de bulles, et peut-être même de tutus. Nous approchons d’une entaille entre deux piliers, le couloir Duhamel (à l’extrémité duquel le grimpeur éponyme érigea un cairn, la pyramide Duhamel, déclarant péremptoirement que «bien des décennies s’écouleraient avant que l’homme aille plus haut». Un an plus tard, un certain Gaspard…). En face de nous se dresse un véritable gendarme caractéristique. À cet endroit, rien n’indique qu’il faille quitter le pilier et traverser, c’est pourtant le cas. Le ton est donné: la voie normale de la Meije est un chef-d’œuvre de ruse, un labyrinthe, un répertoire d’impasses narquoises. Le génie des premiers vainqueurs, leur audace, leur agilité et par dessus tout leur sens de l’itinéraire, me confondent.
Après le couloir Duhamel, facile mais un peu branlant, un grand zigzag gauche-droite que rien ne laisse deviner est nécessaire pour rejoindre, droit au dessus, le premier passage clef: les Dalles Castelnau. Des milliers de cordées se sont fourvoyées au petit matin, cherchant à les atteindre directement. Nous évitons ce piège. Une cordée redescend péniblement en rappel: en croisant l’homme de tête, il explique d’une voix amère que son copain (ex ?) n’avait jamais fait de montagne… et s’était gardé de le lui dire. Nous serons soulagés d’apprendre, le lendemain, que ces deux zygomars ont bien rejoint le refuge… vers 23 h !
Emmanuel Boileau de Castelnau, jeune noble languedocien ennuyé des plaines, se déchaussa pour ce passage de III qu’il força en même temps que l’admiration du père Gaspard. C’est l’exaltation née de leur admiration réciproque qui emporta ces deux hommes au sommet du plus beau sommet des Alpes. De cette folie-là s’écrivent les plus belles pages de l’histoire.
Un piton assure maintenant ce pas sympathique, et quelques zigzags plus tard nous sommes sur une grande vire qui vient buter sous une formidable muraille dégoulinante, qui nous cache le Glacier Carré. Je vais remplir nos deux gourdes (la troisième est celle du vin). A peine suis-je revenu que le facteur sonne: quelques colis postaux directement issus des cieux vrombissent à nos oreilles et explosent sur les dalles. Damned, encore raté, se navre un esprit malin en quelque pénombre.
Fabrice cherche le passage clef suivant dans la muraille de gauche: le Dos d’Âne, qui doit mener à la Dalle des Autrichiens. Ce n’est pas là: ce piton, ce coinceur ne signalent que de précédents fourvoiements. Mais où est ce foutu bordel de merde de bon Dieu de saloperie vérolée de connerie de passage (ma mémoire infidèle me contraint d’abréger cette retranscription concise des éructations Fabriciennes) ?
Enfin, notre héros accède au relais qui précède la Dalle des Autrichiens. De Dos d'Âne, que dalle. Suite à une tentative trop à droite, je m’offre une élégante traversée pour aller récupérer un mouskif resté sur ce piton de malheur. Le rocher est excellent, indice sûr du grand nombre de cordées qui se sont égarées dans le secteur. Les teintes s’adoucissent, les lointains se mauvent. La nuit va nous prendre avant le bivouac. Fabrice lutte contre la Dalle. Ce mouvement technique passerait inaperçu en chaussons; mais en «grosses», sans lumière, ses grattons s’évaporent. Fab’ s’énerve, s’invective, injurie la montagne, l’équipement, l’univers. Il redescend, remonte, traverse, redescend, et finit par passer dans le dièdre à droite. Une «renfougne» athlétique permet de le franchir même avec des palmes aux pieds et une enclume ou deux dans le sac. Nous apprendrons plus tard que les guides préfèrent ce passage à l’original.

La nuit est tombée. Maurice et moi avalons la longueur à la frontale. Je déséquipe un piton dans la dalle et retraverse, comme Fabrice, vers la fissure. Outch ! t’as fait ça en tête ? Une sangle pend à un piton, je la rallonge pour faciliter le rétablissement à Maurice, dans le noir en dessous. Sa tête fournit une prise de pied commode; c'est mon point de vue, pas le sien, et il le fait savoir avec véhémence. Une traversée à tâtons nous permet de rejoindre Fabrice. Je me sens curieusement bien sur les prises, le sens du toucher exacerbé. Si l’angoisse nous prend, ce n'est pas de la chute, mais bien de ne pas trouver l’itinéraire. Il reste un passage clef: le pas du Chat, une sorte de mouvement tournant vers la gauche. La frontale du leader danse en oscillant sur les pierres baignées de lune.

 - «Un passage comme ceci-cela, tu crois que c’est ça, Papa ?»
 - «Ça se pourrait», admet prudemment Maurice.
Il est inquiet, la corde s’arrête, repart, saccades. «Que fait-il ? mékéskifé ?» Je réponds sans réfléchir, éclairé par des impondérables, un bruit, le rythme des secousses imprimées à la corde: «il redescend un mètre… là, il mousquetonne une sangle sur un béquet». Quinze secondes plus tard, le cri de joie nous délivre:

&emdash;«Yahou !!! le bivouac !!! Il est là !!!» Il est 22 h.

Nous avons payé de quelques frayeurs le plaisir rare de gravir seuls, au soleil, ces belles premières longueurs. Le bivouac va nous en rembourser au centuple. Je prépare Bolinos et soupe avec les deux litres recueillis craignos au dessus des Dalles Castelnau, tandis que Fabrice tire 70 m de corde pour aller gratter de la neige au Glacier Carré. Les Borsalinos sont froids quand il revient ! sa récolte une fois fondue ne donnera que des doigts gelés et deux litres d’eau: un de tisane de génépi pour la nuit, et un pour le petit déjeuner. Nos gourdes seront vides, sauf si nous pouvons, demain matin, pendant la course, les remplir. Le froid gagne nos muscles engourdis. La nuit est extraordinairement belle. Nous serrons nos duvets entre la muraille surplombante et le petit muret qui nous sépare de l’abîme. La clarté du premier quartier de lune et des étoiles, cent fois plus nombreuses que dans la vallée 2000 m plus bas, découpe nos ombres nettes sur la roche qui semble se faire complice. La pierre sourit. Dormez, maintenant. La Voie Lactée tournoie…



En ouvrant les yeux: mais que font là toutes ces montagnes ? pense un sandwich de Manu entre deux tranches de Parodi. Est-ce la beauté surhumaine du lent ballet stellaire, diamants en orbes lentes, qui m’a quelques fois éveillé durant la nuit ? Voire… Fabrice prétend que quelqu’un n’a pas cessé de ronfler horriblement. Médisance ! je n’ai rien entendu…
Le jour nous a tiré des duvets presque trop chauds et nous buvons le thé quand la première cordée, surprise, nous surprend. Suivent Richard et Jean-Pierre, puis une troisième et dernière cordée, en chaussons, passe tandis que nous bouclons nos sacs. Une dalle d’aspect lisse révèle à mes doigts gourds un échantillonage artistement disposé de petites prises franches. Génial. Je pousse un cri de joie. Tous doutes abolis, nous sommes heureux.
Une vire conduit à la base du Glacier Carré; il semble en bonne neige dure. Crampons, piolet, nous suivons la trace en écharpe. La fin, un couloir à droite, est encore masquée par un épaulement que déjà la glace affleure. Elle est mauvaise car la pente est trop faible, et je juge plus prudent de tirer deux longueurs pour sortir. Les cordées qui nous précèdent nous gratifient de quelques échantillons gratuits de caillasses. L’itinéraire au dessus serait-il encore problématique ? En équilibre stable sur un tas de cailloux qui lui ne l’est guère, je fais monter mes Parodi. Fabrice est nonchalant (45°, seulement !), Maurice concentré. Un fort vent glacial nous arrive de la Face Nord. Nous sommes à la Brêche du Glacier Carré, vers 3800 m. Une face inclinée ouest mène au grand Pic. Nous progressons à corde tendue, discutant rapidement de l’itinéraire. C’est un régal que de se dénicher dans cette face informe un cheminement n’excédant pas le II, dans un rocher qui reste très convenable si l'on ne s'égare pas. Devant, la cordée en chaussons demande un conseil à Richard, qui les expédie dans une cheminée et s’empresse de trisser à gauche. Puisqu’ils sont en chaussons, autant qu’ils s’amusent un peu…
Deux crochets rapides, et c’est déjà le dernier passage clef, le plus audacieux, le Cheval Rouge: 30 m sous le sommet, la face se redresse brutalement. Castelnau et Gaspard s’y escrimaient en vain, quand ce dernier avisa un petit dièdre rouge qui débouchait sur la Face Nord. Et si… ?
Fabrice et Maurice sont vachés au premier clou, l’un m’assure et l’autre prend la photo. C’est le moment ou jamais de cabotiner, au dernier et plus bel obstacle que la Meije ait su opposer à la ténacité de ses vainqueurs. Les grattons sont patinés, le vent glacial et contraire, la fissure au fond du dièdre est bien bouchée: qu’importe. Une bouffée de joie me soulève. Je suis assis sur le Cheval Rouge, «un pied dans la Romanche et l’aut’ dans l’Vénéon» comme dit Gaspard qui venait d’apercevoir la sortie «à vache» en versant Nord que son audace lui avait gagnée. Le temps de proférer une variante obscène, longuement méditée, de la phrase historique, et je gagne un relais glacial sur l’arête par un mouvement d’autant plus athlétique que le sac est lourd et l’air raréfié. Une longueur en courant, sans les mains. Derrière un bloc, soleil enfin, le vent tombe. Ça ne monte plus. Grand Pic de la Meije.


C’est le plus beau tas de cailloux du massif. D'être abrupt de tous côtés renforce encore la prééminence que lui assure déjà son altitude. Les Écrins sont-ils plus hauts ? mais leur face Nord est skiable. Le Pelvoux ? cime plate et bonasse, large assez pour y planter trois sommets. Le Râteau ? voisin timide, que l’arête Sud si peu raide fait paraître timoré. Et tout le reste est plus bas. Le regard ne saurait y condescendre.
Le grand Pic est fier. Il se prolonge à l’est en soubresauts énergiques, tumultueux zigzag de pics en manière de paraphe vigoureux, le Zsigmondy, les Dents et enfin le Doigt de Dieu. A l’ouest, le pic du Glacier Carré est un cadet fier aussi, saillant de deux brêches abruptes. Les faces sud, rocher vertical qui plonge, vertigineusement, sur les Étançons. Les faces nord, raides pentes de glace d’un seul élan qu’on imagine nous emporter, schuss, vers leurs sommets.
Un regard à leurs bases ranime un souci. Le passage le plus dur est proche: entre le grand Pic et le Zsigmondy, un éboulement gigantesque a privé, en 1960, les arêtes de leur cheminement naturel. Maintenant, une raide descente mène à la brêche, où
l’arête en lame de couteau entaille les fonds de pantalon. Il faut, par la face nord, contourner la base du pic Zsigmondy, puis remonter son flanc par le couloir qui le sépare de la première Dent. La glace est inclinée à 60° au moins, et un câble a été posé pour faciliter le passage, au grand dam des puristes et au grand soulagement de la plupart des passants. Après un regard interrogateur au Mont Blanc bien

visible sous le ciel bleu d'azur, je laisse lâchement la tête de la cordée à Fabrice. Une courte désescalade, suivie de deux rappels, nous pose à la brêche. Nous chaussons les crampons sur le rocher, à l’endroit le moins inconfortable. À gauche, une dalle lisse. À droite, le couloir Zsigmondy plonge, vertical et pourri. L’adhérence de la dalle est minimale sous les pointes des crabes, pour atteindre le câble. Dans la traversée, il est parfois hors de portée: l’année est sèche, en d’autres occasions il est pris dans la glace. Il faut alors progresser sur ses pieds, une main posée sur le rocher. Mais la glace est excellente - quelle bonne surprise après le Glacier Carré - et c’est corde tendue, sans poser d'assurage, que nous avalons les 80 m de couloir. Ça alors ! Étant en second, j’ai même la coquetterie de ne pas utiliser le câble, d’aimables rochers adventices y substituant souvent des prises bien crochetantes. C’est à regret que je dois me souvenir de son existence pour sortir sur l’arête, ce qui amène les quolibets aux lèvres de Richard, plus pragmatique. Nous avons avalé le passage clef en moins de temps qu’il n’en faut pour boire une gorgée de génépi. Je crois bien en avoir été déçu.
La suite est une longue balade aérienne, sans difficultés. Le rocher est excellent pour monter à la première Dent, mais le style «Oisans» reprendra vite le dessus. Qu'importe, nous glissons dans un rêve, entre 3900 et 4000 m. Dans les nuages ? Que nenni, on n'en voit mie: ils doivent être très loin en dessous. Je passe la corde d'une secousse derrière un becquet, au cas où; ah, une sangle: je démousquetonne mon brin et l'y remplace par celui de Maurice. Tiens, un rappel:

 -«Maurice, tu te vaches !»
 -«Mais je suis bieng, là, ô les jeûnes»
 -«Qu'est-ce que ça te coûte ?» Clic-clac.
 -«Bô, c'est bieng pour vous faire plaisir !»

La progression est très facile, mais la vigilance continuelle qu'imposent l'exposition et la qualité du rocher nous porte sur les nerfs. Fabrice se tape quelques désescalades pour éviter des manœuvres de corde gourmandes en temps. Je sais, sans rien demander, que lui aussi est pressé de finir. Un relâchement d'attention pourrait être catastrophique. La Meije est mesquine, vicieuse, retorse. Mais aussi généreuse, superbe, magnifique, grandiose, magnanime. Comme pour ce guide que son client avait fait dévisser sur le Glacier Carré et qu'un bloc a retenu à quelques centimètres du grand plongeon…
Sur cette arête, la terre a jeté son dernier spasme avec le Doigt de Dieu. Ce pic élevé présente, en face sud, un ultime surplomb en forme d'avertissement, qui lui donne son nom. L'audacieux Victor Chaud fut le premier à le gravir (VI expo).
Nous devons ruser avec la glace qui vient lécher l'arête pour parvenir à ce dernier sommet. Un peu isolé, il ne le cède qu'au grand Pic en altitude et c'est un parfait bonheur que d'achever la course de façon aussi majestueuse. Bien sûr, il est possible de continuer la traversée, par la Meije orientale, le Gaspard et le Pavé. Mais cela aurait comme un relent de crime. Ces sommets, moins élevés, semblent d'ailleurs se tenir en retrait, dans une prudente réserve. La Meije s'achève au Doigt de Dieu.
Un rappel de 45 (bons) mètres nous mène à une traversée dans la base du Pic, au dessus de la rimaye qu'un dernier grand et beau rappel permet de franchir. Richard me prête son huit (j'ai largué le mien la veille, après les chutes de pierres) mais j'oublie de le lui raccrocher sur la corde ! Une bordée de jurons quand il la remonte me rappelle à mes devoirs. La corde, relancée, tombe dans la rimaye, et je me farcis (avec plaisir !) un petit mur de glace raide en châtiment de cette étourderie pour aller lui raccrocher son descendeur. Jean-Pierre, qui a marché comme une fusée toute la journée, est effrayé par la petite pente de neige dure; il attendra son guidos pour descendre. Le glacier du Tabuchet est pas mal crevassé, et nous contraint à nous réencorder. Quelques sauts de crevasses plus tard, nous posons tous nos sacs au pied du refuge de l'Aigle, à 3400 m. Damned! il a fallu remonter 40 mètres, le glacier a fondu depuis la photo de Rébuffat. Il est 16 h.


Ne mégotons pas: le refuge de l'Aigle est le plus beau des Alpes françaises. Tout de bois construit, sur un tas de cailloux au dessus du glacier du Tabuchet, il n'accueille dans son unique salle à vingt lits que de véritables alpinistes. Y monter est en effet une course, petite par la difficulté (quoique déjà dissuasive), mais fort longue. Le sentier part de 1600 m et c'est un bon temps que de le parcourir en 5 h. Les gardiens (un très beau couple, jeune, élancé) ne sont sûrement pas là par esprit de lucre, car la plupart de ceux qui arrivent de la Meije redescendent rapidement, et les rares à monter passer la nuit au refuge font en général la Meije Orientale, courte balade après laquelle ils n'ont guère besoin de reconstituer leurs forces.
Maurice voudrait se contenter d'une soupe, et fissa ! Mais, avec un clin d'œil vers moi, Fabrice insiste pour soupe et dessert au minimum, tout en me tendant discrètement un sachet de papier. Nonchalamment, je passe à la cuisine m'informer du dessert du jour. Ils ont des flans et des crèmes, mais après que je leur aie chuchoté quelques explications, ils commencent à éplucher des pommes…

…Nous n'avons fini ni nos bières, ni nos soupes, quand la Gardienne pose devant Maurice une superbe tarte aux pommes d'anniversaire où ne manquent ni crème fraîche ni cannelle, et sur laquelle brille une bougie devant un gigantesque «60». Nous n'avions pu monter le gâteau, mais ces adorables gardiens y auront obvié, grâce sans doute à un four à micro-ondes ! Maurice est tellement touché de cette pourtant modeste marque d'affection qu'il se tait quasi complètement pendant dix minutes.

Mais la descente sera longue, et nous refaisons les sacs: le glacier de nouveau, puis une vire équipée d'un câble pour traverser l'éperon rocheux, puis une désescalade en rocher de plus en plus raide et pourri nous amène à des névés prometteurs. Hélas ! une trop fine couche de neige ne cache qu'à peine la glace en dessous. Après bien des éboulis et quelques névés de meilleur aloi, où nous pouvons «ramasser» un peu, une désescalade de ruisseau et d'autres éboulis, nous rejoignons enfin le sentier. Pas trop tôt ! Plus que 1000 m à descendre ! Bientôt un ruisseau sourd de la pierre; les mains posées sur l'herbe, ma bouche tête goulûment sur la mousse une eau divine, richement parfumée de granit, d'herbe et de terre. Je pose mon cul en soupirant d'aise; Fabrice, à côté, ouvre des yeux un tantinet hagards sur la verdure tendre du gazon, ensemencée de roches; l'eau murmure, l'ombre monte du vallon.

-«Dis ?
-Hmmm ?
-J'sais plus…»

 

*

Un odorant buisson de lilas sauvages marque la fin du sentier. À 19h30, nous sommes aux voitures. À 22h, les bouchons sautent à La Maison, en Bas. Nos pieds sont enflés, nos mains gonflées par l'onglée, nos genoux cassés par la descente. Nous revenons de la Meije.