«Ouais, heu, tu bouges pas, hein ? je vais tirer une
longueur». La voix du guide, si gouailleuse qu'elle fût,
ne déridait pas Jean-Pierre, rien moins que rassuré de
constater l'éclatement répété de la glace
sous les pointes de ses crampons comme sous la pique de son piolet.
Quinze mètres plus bas, je me retournais vers Maurice:
«ça va Papy » ? Il ne dit pas non, mais sans paroles
superflues je commençais à visser ma seule et unique
tubulaire dans la glace péteuse du Glacier Carré.
«On aurait dû aiguiser nos crabes », pensèrent
à l'unisson nos cervelles en harmonie. «Je vous fais
venir !» assurè-je. Tout en avalant les demi-cabestans
d'une main blasée, solidement vaché sur mes pieds
ancrés dans cinq millimètres de glace peu convaincue,
je me dis : «Waow».
Vingt-quatre
heures plus tôt cependant, contemplant sans plaisir la station
2400 du téléphérique de la Grave qui prenait de
plus en plus daltitude au dessus de nos têtes au fur et
à mesure que nous dévalions de pénibles moraines
en direction du pied des Enfetchorres, je ne laissais pas que de
minterroger en termes choisis:
«Mais quest-ce que je fous là ? cest dans ces
putains de pentes de glace là-haut quon va traverser ?
Ho, Chucky, Budu, Fougnette, quest-ce qui ma pris de vous
laisser ?»
Les Enfetchorres forment une manière déchine
rocheuse, ou caillouteuse, entre deux glaciers qui se rejoignent sous
la brèche de la Meije. Des chasseurs de chamois ont dû,
les premiers, repérer ce passage direct de la Grave à
la Bérarde. 1800 m de dénivelée. Les deux autres
possibilités sont le Col du Clôt des Cavales (en
remontant le cours de la Romanche) ou, de lautre
côté, la descente sur le glacier de la Selle par le Col
de la Girose suivie de lascension de la Brêche du
Râteau, ou, plus facile mais plus haute, du Col du Replat.
Au pied des Enfetchorres, nous dépassons un guide qui se
préparait à encorder ses deux ritals pour un premier
ressaut technique. Richard, le jeune guide qui doit monter avec
Jean-Pierre, lui glisse à loreille: «tu sais
quil y a un sentier derrière ?» Nous avalons les 70
m de dénivelée de ce sentier en cinq minutes: juste au
dessus menacent les séracs du glacier de
lhomme
Sensuivent quelque 600 m de vires entrecoupées
descalade facile. Quelques passages en rocher moyen
déchaînent mon ire, ce qui ne manque pas damuser
mes compagnons. «Sil savait ce qui lattend à
la Brêche de la Meije !». Cependant la difficulté
nexcède pas le II, et à cinq nous ne devons pas
faire partir plus de vingt kilos de caillasse. Nous ratons les
ritals.
Fabrice et moi, en bons pères de famille, mettons nos casques
pour une traversée en sprint dans une pente caillouteuse
dominée par une langue glaciaire où trône un
parpaing de la taille dun piano demi-queue en équilibre
parfaitement instable, environné de satellites de moindre
tonnage. Mes jurons sonores à lencontre du «rocher
Oisans» scandent lascension de la dernière pente
déboulis qui nous amène au glacier, sous la
brèche.
Le spectacle des crevasses tourmentées, chaos compliqué
de glaces à la vanille désemparées de ne pas
retrouver les profiterolles quelles recherchent à
tâtons, nous enchante jusquà ce que, crampons
chaussés, nous nous voyions contraints dy trouver un
passage.
Richard et Jean-Pierre se fourvoient dans une impasse, car ils
refusent de tenter le record du monde de saut en longueur avec sac
à dos. Nous trois parvenons à récupérer
une trace menant à la rimaye, par le simple expédient
de monter tout droit. Le piolet tout près des anneaux de
corde, paré à toute éventualité, je
minterroge derechef: «Pffffff».
Le passage de la rimaye se fait sur un pont de neige solide,
puisquil supporte mon poids. Nous continuons aux anneaux sur le
névé qui lèche limprobable tas de
caillasses que nous allons devoir gravir, crampons aux pieds pour
gagner du temps. Le temps de récupérer une vire
totalement inattendue en un tel merdier, et le répertoire de
mes imprécations fulminatoires atteint des hauteurs nettement
supérieures aux 3450 m de la Brêche. À cours de
vocabulaire comme doxygène, je me tais.
La descente est légèrement pire. Vers la fin, nous
tirons un rappel évitable qui économise nos nerfs. Le
refuge du Promontoire est là, tout proche sur son bitard,
à quelques sauts de crevasses. Le Châtelleret, lui, est
nettement plus lointain, et lil sémeut
à chercher la Bérarde, tout au fond de cet interminable
vallon des Étançons. La Brêche sépare deux
mondes, la glace et le rocher. Deux déserts, deux
hostilités qui nont de commun que leur inhumanité
souverainement indifférente. «Mais qu'est-ce que je fous
là, moi ?» émets-je in petto.
Maurice, Fabrice et moi ne restons au refuge que le temps de
sécher un peu les chaussettes où adhère un
mélange de double peau et de chair sanguinolente, souvenir
dune course récente. Ce temps coïncide
miraculeusement avec celui nécessaire à
lingestion dune copieuse omelette aux lardons, dun
bol de bouillon Kub aux sels minéraux bienfaisants, dun
bol de compote et dune bière fraîche (il va sans
dire que Maurice exhibe son pinard pour lomelette).
Déjà 16 heures: nous partons corde tendue pour le
bivouac, 400 m plus haut. Tendu moi aussi par
lénervement de la montée, je laisse la conduite
de la cordée à Fabrice; comme il a déjà
fait la voie, il perdra moins de temps que moi. Pensè-je. Un
pied repose sur la terrasse du refuge, lautre trouve une prise
sur le granit potelé du «crapaud». Dans la poche
gauche de ma surveste embaument quelques «carottes
sauvages» recueillies sur le chemin. Le dernier pied quitte le
refuge. Après plusieurs tentatives ces dernières
années anéanties par l'orage, enfin, je suis en
Meije.
Les sacs sont lourds, mais le rocher est
enthousiasmant au départ. Un petit rétablissement, 30 m
à peine au dessus du refuge, nous fait rêver de
ballerines, de gaze, de bulles, et peut-être même de
tutus. Nous approchons dune entaille entre deux piliers, le
couloir Duhamel (à lextrémité duquel le
grimpeur éponyme érigea un cairn, la pyramide Duhamel,
déclarant péremptoirement que «bien des
décennies sécouleraient avant que lhomme
aille plus haut». Un an plus tard, un certain Gaspard
). En
face de nous se dresse un véritable gendarme
caractéristique. À cet endroit, rien nindique
quil faille quitter le pilier et traverser, cest pourtant
le cas. Le ton est donné: la voie normale de la Meije est un
chef-duvre de ruse, un labyrinthe, un répertoire
dimpasses narquoises. Le génie des premiers vainqueurs,
leur audace, leur agilité et par dessus tout leur sens de
litinéraire, me confondent.
Après le couloir Duhamel, facile mais un peu branlant, un
grand zigzag gauche-droite que rien ne laisse deviner est
nécessaire pour rejoindre, droit au dessus, le premier passage
clef: les Dalles Castelnau. Des milliers de cordées se sont
fourvoyées au petit matin, cherchant à les atteindre
directement. Nous évitons ce piège. Une cordée
redescend péniblement en rappel: en croisant lhomme de
tête, il explique dune voix amère que son copain
(ex ?) navait jamais fait de montagne
et
sétait gardé de le lui dire. Nous serons
soulagés dapprendre, le lendemain, que ces deux zygomars
ont bien rejoint le refuge
vers 23 h !
Emmanuel Boileau de Castelnau, jeune noble languedocien ennuyé
des plaines, se déchaussa pour ce passage de III quil
força en même temps que ladmiration du père
Gaspard. Cest lexaltation née de leur admiration
réciproque qui emporta ces deux hommes au sommet du plus beau
sommet des Alpes. De cette folie-là sécrivent les
plus belles pages de lhistoire.
Un piton assure maintenant ce pas sympathique, et quelques zigzags
plus tard nous sommes sur une grande vire qui vient buter sous une
formidable muraille dégoulinante, qui nous cache le Glacier
Carré. Je vais remplir nos deux gourdes (la troisième
est celle du vin). A peine suis-je revenu que le facteur sonne:
quelques colis postaux directement issus des cieux vrombissent
à nos oreilles et explosent sur les dalles. Damned, encore
raté, se navre un esprit malin en quelque pénombre.
Fabrice cherche le passage clef suivant dans la muraille de gauche:
le Dos dÂne, qui doit mener à la Dalle des
Autrichiens. Ce nest pas là: ce piton, ce coinceur ne
signalent que de précédents fourvoiements. Mais
où est ce foutu bordel de merde de bon Dieu de saloperie
vérolée de connerie de passage (ma mémoire
infidèle me contraint dabréger cette
retranscription concise des éructations Fabriciennes) ?
Enfin, notre héros accède au relais qui
précède la Dalle des Autrichiens. De Dos d'Âne,
que dalle. Suite à une tentative trop à droite, je
moffre une élégante traversée pour aller
récupérer un mouskif resté sur ce piton de
malheur. Le rocher est excellent, indice sûr du grand nombre de
cordées qui se sont égarées dans le secteur. Les
teintes sadoucissent, les lointains se mauvent. La nuit va nous
prendre avant le bivouac. Fabrice lutte contre la Dalle. Ce mouvement
technique passerait inaperçu en chaussons; mais en
«grosses», sans lumière, ses grattons
sévaporent. Fab sénerve,
sinvective, injurie la montagne, léquipement,
lunivers. Il redescend, remonte, traverse, redescend, et finit
par passer dans le dièdre à droite. Une
«renfougne» athlétique permet de le franchir
même avec des palmes aux pieds et une enclume ou deux dans le
sac. Nous apprendrons plus tard que les guides
préfèrent ce passage à loriginal.
La nuit est tombée. Maurice et moi avalons la longueur à la frontale. Je déséquipe un piton dans la dalle et retraverse, comme Fabrice, vers la fissure. Outch ! tas fait ça en tête ? Une sangle pend à un piton, je la rallonge pour faciliter le rétablissement à Maurice, dans le noir en dessous. Sa tête fournit une prise de pied commode; c'est mon point de vue, pas le sien, et il le fait savoir avec véhémence. Une traversée à tâtons nous permet de rejoindre Fabrice. Je me sens curieusement bien sur les prises, le sens du toucher exacerbé. Si langoisse nous prend, ce n'est pas de la chute, mais bien de ne pas trouver litinéraire. Il reste un passage clef: le pas du Chat, une sorte de mouvement tournant vers la gauche. La frontale du leader danse en oscillant sur les pierres baignées de lune.
- «Un passage comme ceci-cela, tu crois que cest ça, Papa ?»
- «Ça se pourrait», admet prudemment Maurice.
Il est inquiet, la corde sarrête, repart, saccades. «Que fait-il ? mékéskifé ?» Je réponds sans réfléchir, éclairé par des impondérables, un bruit, le rythme des secousses imprimées à la corde: «il redescend un mètre là, il mousquetonne une sangle sur un béquet». Quinze secondes plus tard, le cri de joie nous délivre:
&emdash;«Yahou !!! le bivouac !!! Il
est là !!!» Il est 22 h.
Nous avons payé de quelques frayeurs
le plaisir rare de gravir seuls, au soleil, ces belles
premières longueurs. Le bivouac va nous en rembourser au
centuple. Je prépare Bolinos et soupe avec les deux litres
recueillis craignos au dessus des Dalles Castelnau, tandis que
Fabrice tire 70 m de corde pour aller gratter de la neige au Glacier
Carré. Les Borsalinos sont froids quand il revient ! sa
récolte une fois fondue ne donnera que des doigts gelés
et deux litres deau: un de tisane de génépi pour
la nuit, et un pour le petit déjeuner. Nos gourdes seront
vides, sauf si nous pouvons, demain matin, pendant la course, les
remplir. Le froid gagne nos muscles engourdis. La nuit est
extraordinairement belle. Nous serrons nos duvets entre la muraille
surplombante et le petit muret qui nous sépare de
labîme. La clarté du premier quartier de lune et
des étoiles, cent fois plus nombreuses que dans la
vallée 2000 m plus bas, découpe nos ombres nettes sur
la roche qui semble se faire complice. La pierre sourit. Dormez,
maintenant. La Voie Lactée tournoie
En ouvrant les yeux: mais que font là
toutes ces montagnes ? pense un sandwich de Manu entre deux tranches
de Parodi. Est-ce la beauté surhumaine du lent ballet
stellaire, diamants en orbes lentes, qui ma quelques fois
éveillé durant la nuit ? Voire
Fabrice
prétend que quelquun na pas cessé de
ronfler horriblement. Médisance ! je nai rien
entendu
Le
jour nous a tiré des duvets presque trop chauds et nous buvons
le thé quand la première cordée, surprise, nous
surprend. Suivent Richard et Jean-Pierre, puis une troisième
et dernière cordée, en chaussons, passe tandis que nous
bouclons nos sacs. Une dalle daspect lisse révèle
à mes doigts gourds un échantillonage artistement
disposé de petites prises franches. Génial. Je pousse
un cri de joie. Tous doutes abolis, nous sommes heureux.
Une vire conduit à la base du Glacier Carré; il semble
en bonne neige dure. Crampons, piolet, nous suivons la trace en
écharpe. La fin, un couloir à droite, est encore
masquée par un épaulement que déjà la
glace affleure. Elle est mauvaise car la pente est trop faible, et je
juge plus prudent de tirer deux longueurs pour sortir. Les
cordées qui nous précèdent nous gratifient de
quelques échantillons gratuits de caillasses.
Litinéraire au dessus serait-il encore
problématique ? En équilibre stable sur un tas de
cailloux qui lui ne lest guère, je fais monter mes
Parodi. Fabrice est nonchalant (45°, seulement !), Maurice
concentré. Un fort vent glacial nous arrive de la Face Nord.
Nous sommes à la Brêche du Glacier Carré, vers
3800 m. Une face inclinée ouest mène au grand Pic. Nous
progressons à corde tendue, discutant rapidement de
litinéraire. Cest un régal que de se
dénicher dans cette face informe un cheminement
nexcédant pas le II, dans un rocher qui reste
très convenable si l'on ne s'égare pas. Devant, la
cordée en chaussons demande un conseil à Richard, qui
les expédie dans une cheminée et sempresse de
trisser à gauche. Puisquils sont en chaussons, autant
quils samusent un peu
Deux crochets rapides, et cest déjà le dernier
passage clef, le plus audacieux, le Cheval Rouge: 30 m sous le
sommet, la face se redresse brutalement. Castelnau et Gaspard
sy escrimaient en vain, quand ce dernier avisa un petit
dièdre rouge qui débouchait sur la Face Nord. Et
si
?
Fabrice et Maurice sont vachés au premier clou, lun
massure et lautre prend la photo. Cest le moment ou
jamais de cabotiner, au dernier et plus bel obstacle que la Meije ait
su opposer à la ténacité
de ses vainqueurs. Les grattons sont patinés, le vent glacial
et contraire, la fissure au fond du
dièdre est bien bouchée: quimporte. Une
bouffée de joie me soulève. Je suis assis sur le Cheval
Rouge, «un pied dans la Romanche et laut dans
lVénéon» comme dit Gaspard qui venait
dapercevoir la sortie «à vache» en versant
Nord que son audace lui avait gagnée. Le temps de
proférer une variante obscène, longuement
méditée, de la phrase historique, et je gagne un relais
glacial sur larête par un mouvement dautant plus
athlétique que le sac est lourd et lair
raréfié. Une longueur en courant, sans les mains.
Derrière un bloc, soleil enfin, le vent tombe. Ça ne
monte plus. Grand Pic de la Meije.
Cest le plus beau tas de cailloux du massif. D'être
abrupt de tous côtés renforce encore la
prééminence que lui assure déjà son
altitude. Les Écrins sont-ils plus hauts ? mais leur face Nord
est skiable. Le Pelvoux ? cime plate et bonasse, large assez pour y
planter trois sommets. Le Râteau ? voisin timide, que
larête Sud si peu raide fait paraître
timoré. Et tout le reste est plus bas. Le regard ne saurait y
condescendre.
Le grand Pic est fier. Il se prolonge à lest en
soubresauts énergiques, tumultueux zigzag de pics en
manière de paraphe vigoureux, le Zsigmondy, les Dents et enfin
le Doigt de Dieu. A louest, le pic du Glacier Carré est
un cadet fier aussi, saillant de deux brêches abruptes. Les
faces sud, rocher vertical qui plonge, vertigineusement, sur les
Étançons. Les faces nord, raides pentes de glace
dun seul élan quon imagine nous emporter, schuss,
vers leurs sommets.
Un
regard à leurs bases ranime un souci. Le passage le plus dur
est proche: entre le grand Pic et le Zsigmondy, un éboulement
gigantesque a privé, en 1960, les arêtes de leur
cheminement naturel. Maintenant, une raide descente mène
à la brêche, où larête
en lame de couteau entaille les fonds de pantalon. Il faut, par la
face nord, contourner la base du pic Zsigmondy, puis remonter son
flanc par le couloir qui le sépare de la première Dent.
La glace est inclinée à 60° au moins, et un
câble a été posé pour faciliter le
passage, au grand dam des puristes et au grand soulagement de la
plupart des passants. Après un regard interrogateur au Mont
Blanc bien
visible sous le ciel bleu d'azur, je laisse
lâchement la tête de la cordée à Fabrice.
Une courte désescalade, suivie de deux rappels, nous pose
à la brêche. Nous chaussons les crampons sur le rocher,
à lendroit le moins inconfortable. À gauche, une
dalle lisse. À droite, le couloir Zsigmondy plonge, vertical
et pourri. Ladhérence de la dalle est minimale sous les
pointes des crabes, pour atteindre le câble. Dans la
traversée, il est parfois hors de portée:
lannée est sèche, en dautres occasions il
est pris dans la glace. Il faut alors progresser sur ses pieds, une
main posée sur le rocher. Mais la glace est excellente -
quelle bonne surprise après le Glacier Carré - et
cest corde tendue, sans poser d'assurage, que nous avalons les
80 m de couloir. Ça alors ! Étant en second, jai
même la coquetterie de ne pas utiliser le câble,
daimables rochers adventices y substituant souvent des prises
bien crochetantes. Cest à regret que je dois me souvenir
de son existence pour sortir sur larête, ce qui
amène les quolibets aux lèvres de Richard, plus
pragmatique. Nous avons avalé le passage clef en moins de
temps quil nen faut pour boire une gorgée de
génépi. Je crois bien en avoir été
déçu.
La suite est une longue balade aérienne, sans
difficultés. Le rocher est excellent pour monter à la
première Dent, mais le style «Oisans» reprendra vite
le dessus. Qu'importe, nous glissons dans un rêve, entre 3900
et 4000 m. Dans les nuages ? Que nenni, on n'en voit mie: ils doivent
être très loin en dessous. Je passe la corde d'une
secousse derrière un becquet, au cas où; ah, une
sangle: je démousquetonne mon brin et l'y remplace par celui
de Maurice. Tiens, un rappel:
-«Maurice, tu te vaches !»
-«Mais je suis bieng, là, ô les jeûnes»
-«Qu'est-ce que ça te coûte ?» Clic-clac.
-«Bô, c'est bieng pour vous faire plaisir !»
La progression est très facile, mais
la vigilance continuelle qu'imposent l'exposition et la
qualité du rocher nous porte sur les nerfs. Fabrice se tape
quelques désescalades pour éviter des manuvres de
corde gourmandes en temps. Je sais, sans rien demander, que lui aussi
est pressé de finir. Un relâchement d'attention pourrait
être catastrophique. La Meije est mesquine, vicieuse, retorse.
Mais aussi généreuse, superbe, magnifique, grandiose,
magnanime. Comme pour ce guide que son client avait fait
dévisser sur le Glacier Carré et qu'un bloc a retenu
à quelques centimètres du grand plongeon
Sur cette arête, la terre a jeté son dernier spasme avec
le Doigt de Dieu. Ce pic élevé présente, en face
sud, un ultime surplomb en forme d'avertissement, qui lui donne son
nom. L'audacieux Victor Chaud fut le premier à le gravir (VI
expo).
Nous devons ruser avec la glace qui vient lécher l'arête
pour parvenir à ce dernier sommet. Un peu isolé, il ne
le cède qu'au grand Pic en altitude et c'est un parfait
bonheur que d'achever la course de façon aussi majestueuse.
Bien sûr, il est possible de continuer la traversée, par
la Meije orientale, le Gaspard et le Pavé. Mais cela aurait
comme un relent de crime. Ces sommets, moins élevés,
semblent d'ailleurs se tenir en retrait, dans une prudente
réserve. La Meije s'achève au Doigt de Dieu.
Un rappel de 45 (bons) mètres nous mène à une
traversée dans la base du Pic, au dessus de la rimaye qu'un
dernier grand et beau rappel permet de franchir. Richard me
prête son huit (j'ai largué le mien la veille,
après les chutes de pierres) mais j'oublie de le lui
raccrocher sur la corde ! Une bordée de jurons quand il la
remonte me rappelle à mes devoirs. La corde, relancée,
tombe dans la rimaye, et je me farcis (avec plaisir !) un petit mur
de glace raide en châtiment de cette étourderie pour
aller lui raccrocher son descendeur. Jean-Pierre, qui a marché
comme une fusée toute la journée, est effrayé
par la petite pente de neige dure; il attendra son guidos pour
descendre. Le glacier du Tabuchet est pas mal crevassé, et
nous contraint à nous réencorder. Quelques sauts de
crevasses plus tard, nous posons tous nos sacs au pied du refuge de
l'Aigle, à 3400 m. Damned! il a fallu remonter 40
mètres, le glacier a fondu depuis la photo de Rébuffat.
Il est 16 h.
Ne mégotons pas: le refuge de l'Aigle
est le plus beau des Alpes françaises. Tout de bois construit,
sur un tas de cailloux au dessus du glacier du Tabuchet, il
n'accueille dans son unique salle à vingt lits que de
véritables alpinistes. Y monter est en effet une course,
petite par la difficulté (quoique déjà
dissuasive), mais fort longue. Le sentier part de 1600 m et c'est un
bon temps que de le parcourir en 5 h. Les gardiens (un très
beau couple, jeune, élancé) ne sont sûrement pas
là par esprit de lucre, car la plupart de ceux qui arrivent de
la Meije redescendent rapidement, et les rares à monter passer
la nuit au refuge font en général la Meije Orientale,
courte balade après laquelle ils n'ont guère besoin de
reconstituer leurs forces.
Maurice voudrait se contenter d'une soupe, et fissa ! Mais, avec un
clin d'il vers moi, Fabrice insiste pour soupe et
dessert au minimum, tout en me tendant discrètement un sachet
de papier. Nonchalamment, je passe à la cuisine m'informer du
dessert du jour. Ils ont des flans et des crèmes, mais
après que je leur aie chuchoté quelques explications,
ils commencent à éplucher des pommes
Nous n'avons fini ni nos
bières, ni nos soupes, quand la Gardienne pose devant
Maurice une superbe tarte aux pommes d'anniversaire
où ne manquent ni crème fraîche ni
cannelle, et sur laquelle brille une bougie devant un
gigantesque «60». Nous n'avions pu monter le
gâteau, mais ces adorables gardiens y auront
obvié, grâce sans doute à un four
à micro-ondes ! Maurice est tellement touché
de cette pourtant modeste marque d'affection qu'il se tait
quasi complètement pendant dix minutes.
Mais la descente sera longue, et nous refaisons les sacs: le glacier
de nouveau, puis une vire équipée d'un câble pour
traverser l'éperon rocheux, puis une désescalade en
rocher de plus en plus raide et pourri nous amène à des
névés prometteurs. Hélas ! une trop fine couche
de neige ne cache qu'à peine la glace en dessous. Après
bien des éboulis et quelques névés de meilleur
aloi, où nous pouvons «ramasser» un peu, une
désescalade de ruisseau et d'autres éboulis, nous
rejoignons enfin le sentier. Pas trop tôt ! Plus que 1000 m
à descendre ! Bientôt un ruisseau sourd de la pierre;
les mains posées sur l'herbe, ma bouche tête
goulûment sur la mousse une eau divine, richement
parfumée de granit, d'herbe et de terre. Je pose mon cul en
soupirant d'aise; Fabrice, à côté, ouvre des yeux
un tantinet hagards sur la verdure tendre du gazon, ensemencée
de roches; l'eau murmure, l'ombre monte du vallon.
-«Dis ?
-Hmmm ?
-J'sais plus »
Un odorant buisson de lilas sauvages marque la fin du sentier. À 19h30, nous sommes aux voitures. À 22h, les bouchons sautent à La Maison, en Bas. Nos pieds sont enflés, nos mains gonflées par l'onglée, nos genoux cassés par la descente. Nous revenons de la Meije.